«Un silence absolu couvrait l’esclavage»
Hubert Gerbeau enseignait l’histoire en 1968 dans ce qui allait devenir l’Université de La Réunion. Avec ses élèves, dont Prosper Eve et Sudel Fuma, il a levé le tabou qui pesait sur le thème de l’esclavage.
Hubert Gerbeau a consacré sa vie de chercheur à sa thèse sur «L’esclavage et son ombre. L’île Bourbon aux XIXe et XXe siècles».
Hubert Gerbeau. Ce nom est souvent cité lorsqu’est évoquée l’histoire de l’esclavage à La Réunion. Et pour cause, la plupart des historiens de la
place l’ont eu comme professeur dans ce qui n’était alors qu’un centre universitaire. Il y a exercé de 1968 à 1980. Pourtant, ce n’est qu’en 2005 qu’Hubert Gerbeau a publié sa thèse (1 500 pages
en 5 tomes) intitulée «L’esclavage et son ombre. L’île Bourbon aux XIXe et XXe siècles», un travail qui a reçu le prix du Comité pour la mémoire de l’esclavage. A la fois, poète, écrivain,
historien et directeur jusqu’en 2002 du Centre d’Études et de Recherches sur les Sociétés de l’Océan Indien (CERSOI), le scientifique a finalement consacré sa vie à son amour de l’Afrique et à la
question de l’esclavage.
A 74 ans, il est aujourd’hui de retour à La Réunion pour y signer quelques dédicaces. L’occasion de rencontrer un pionnier qui a rencontré l’Afrique
à 20 ans sur les rives du fleuve Niger.
– A votre arrivée à La Réunion en 1968, où en étaient les connaissances sur l’esclavage?
– On n’enseignait pas du tout l’histoire locale. On s’en tenait presque à la caricature de «nos ancêtres les Gaulois». Parmi mes élèves, j’avais
Prosper Eve et Sudel Fuma qui revendiquaient leur ascendance servile. Mais c’était l’époque de Debré, de la France coloniale intransigeante et des petits drapeaux. S’intéresser à l’histoire de
l’océan Indien pouvait être ressenti comme une provocation, comme une incitation aux idées autonomistes que Debré qualifiait d’indépendantistes.
– Qu’est-ce qui vous a poussé à étudier l’histoire de l’esclavage?
– Je me souviens qu’en 2002, lors d’un colloque à Rodrigues, un Noir m’avait dit, sans chercher la polémique, qu’il avait toujours trouvé bizarre
qu’un Européen bosse sur l’esclavage. Tout aussi simplement, je réponds que c’est le résultat d’une double histoire d’amour. Lors de mon premier séjour, j’ai aimé à mourir une jeune Africaine,
Fatoumata, que j’ai appelée Swèdjana dans mon premier roman. C’était un contact d’épiderme, nous n’avions que deux ou trois mots pour communiquer. Et je suis aussi tombé amoureux de l’Afrique,
impressionné par la dignité qu’exprimaient les chefs des villages que j’ai traversés. Ces anciens combattants de l’armée française, ces «tirailleurs sénégalais» comme on les appelait, étaient
tout simplement fabuleux.
Quelques années après, quand j’étais professeur au lycée Schoelcher de Fort-de-France, j’ai été choqué par l’image hallucinante de ces Africains
traités comme de la merde, il n’y a pas d’autres mots. Traités comme on a traité les déportés. Ce n’est qu’en les rendant veules, qu’en les couvrant des coups comme des animaux, que les maîtres
pouvaient les réduire à l’état d’esclaves. On insultait l’Afrique dont j’étais amoureux, j’étais tellement heurté que j’ai décidé de travailler là-dessus.
– Comment votre sujet de recherche a-t-il été accueilli à La Réunion?
– En 1968, un silence absolu couvrait le thème de l’esclavage. Mes recherches ont été accueillies de trois manières. Il y avait les communistes qui
étaient enthousiastes et voulaient exploiter cette histoire à des fins politiques, mais à trop me rapprocher d’eux, je risquais de me faire éjecter. Il y avait ceux qui voulaient me dissuader en
m’assurant que j’allais agresser les descendants des maîtres et humilier les descendants d’esclaves.
C’était la réaction de survie de chrétiens ou de francs-maçons qui ne peuvent concevoir que leurs ascendants aient pu se comporter en fins salauds.
Il ne fallait pas que je joue au con pour avoir accès à leurs archives. Et il y avait mes collègues, comme Claude Wanquet, qui m’encourageaient et me prévenaient que l’esclavage était
partout.
Des archives promises à la destruction
– Quel type d’esclavage était-il pratiqué à La Réunion?
– L’esclavage doux est un mythe. Je me suis penché sur le tabou de la traite illégale. Jean Saint-Marc, qui était l’un de mes étudiants, avait mis
la main sur une liasse attestant du commerce des esclaves après son interdiction. Dessus, il était écrit : «à brûler». Preuve qu’il y a eu des consignes pour cacher cette histoire. La traite
illégale était encore plus inhumaine que le commerce autorisé car, lorsqu’un bateau risquait un contrôle, l’équipage balançait la cargaison humaine et enchaînée à la mer.
J’ai enquêté, presque comme un policier, en m’appuyant sur des travaux américains, pour évaluer à près de 50 000 le nombre d’esclaves, débarqués à
La Réunion victimes de la traite clandestine entre 1817 et 1834. A la même époque, le gouverneur Milius déclarait que des esclaves mouraient sous le fouet. Et les engagés n’étaient pas mieux
traités. Mais il y a eu peu d’accusations pour actes barbares et inhumains car la société réunionnaise vivait dans la hantise d’une révolte comme à Saint-Domingue, elle craignait qu’en s’opposant
aux maîtres, des magistrats encouragent les rébellions.
– Quand
vous parlez de l’ombre de l’esclavage au XXe siècle, à quoi faites-vous allusion?
– Des gros propriétaires ont continué à maltraiter les familles des descendants d’esclaves en faisant par exemple couper les arbres qui auraient pu
leur fournir des récoltes de fruits. Dans un autre sens, même si je n’étais plus à La Réunion, j’ai relevé dans les courriers de lecteurs de Témoignages les lettres qui comparaient Ti Pierre au
marron Cimendef lorsqu’il est parti en cavale.
– A partir de quand s’est levé le tabou sur l’histoire de l’esclavage?
– L’arrivée de la gauche au gouvernement en 1981 a beaucoup contribué à l’ouverture des consciences sur la nécessité d’approfondir les recherches
historiques ou sur la valorisation de la langue créole. Mon intention n’est pas de choquer mais après avoir été un tabou, l’esclavage est presque devenu une mode. C’est positif quand ça permet de
libérer les consciences et de dépasser les blocages sur les problèmes de couleurs de peau. Aujourd’hui on peut être fier d’être descendant d’esclave. Mais c’est aussi devenu une arme politicienne
qui fait que dès qu’un ouvrier est malmené, son patron est traité d’esclavagiste.
Entretien : Franck CELLIER